Tudi Deligne mêle dessin, photographie et danse dans sa pratique artistique. Diplômé en Art en 2009, aux côtés de l’enseignant Manfred Sternjakob, l’artiste franco-suisse s’est prêté au jeu de l’interview et évoque son univers artistique, ses années à la HEAR et ses projets futurs. Rencontre.
Tudi Deligne
Parlez-nous de votre pratique de plasticien.
Je suis avant tout dessinateur, mais la plupart du temps je travaille à partir de photographies. J’en utilise des dizaines pour préparer un dessin. La photographie ne m’intéresse pas tant pour ses qualités plastiques mais parce qu’elle est un centre de pouvoir capital de la société du spectacle. Nos vies, et plus largement le visible lui-même, sont saturés d’images photographiques, tout entières dédiées à la manipulation et la soumission par la fascination et par l’illusion de vérité que lui confère sa dimension mécanique. Je cherche, entres autres, à déconstruire le photo-réalisme dans le but de perturber les aptitudes cognitives que nous développons pour le lire et à introduire une forme de dissonance qui pousse le spectateur à se débattre mentalement pour tenter de trouver une solution à ce qu’il perçoit. Je crois que c’est quand on se sent « en train de lire » que l’on commence à comprendre comment s’articule le langage.
Vous pratiquez également la danse, comment vous êtes-vous dirigé vers celle-ci ?
J’ai découvert la danse complètement par hasard, quand j’étais encore étudiant à Strasbourg. J’ai été très impliqué dans la pratique du théâtre pendant toute mon enfance, mais je l’ai abandonnée lorsque j’ai commencé mes études, un peu par défaut, sans m’en rendre bien compte. Puis un ancien étudiant de l’école, ayant lui-même bifurqué vers la danse, est venu un jour poser quelques affiches à l’école pour un stage de butô (ndlr: danse née au Japon dans les années 1960) avec un danseur japonais, assorti d’une conférence sur le sujet et d’une performance à la Chaufferie. Je n’y accordais de prime abord aucun intérêt, mais par un complet concours de circonstance, je me suis retrouvé dans ce stage, alors que je n’avais jamais remué ne serait-ce qu’un doigt de pied auparavant ! Ça a changé ma vie et la manière dont je percevais l’art de manière radicale. Je me suis rendu compte à quel point cela m’avait rendu malheureux d’être loin des théâtres et la nécessité pour moi d’entretenir une dialectique entre le travail intériorisé de l’atelier et l’extériorité de la scène.
Pouvez-vous nous parler de votre compagnie, Infradanse ?
J’ai fait partie de la promo 2019 de l’Incubateur de chorégraphes de la Fabrique de la Danse (ndlr: startup culturelle créée en 2015 pour contribuer à la construction d’un avenir pérenne pour l’art chorégraphique par la structuration d’une filière économique). Infradanse est la compagnie de danse que j’ai créé à cette occasion, avec ma partenaire Sierra Kinsora. C’est aussi une tentative de nommer le type de danse assez indéfinissable que nous cherchons à développer, héritière de certains courants du butô.
Une danse défaite du geste, du pas, de la figure et de la technique, en deçà du langage et de la création de vocabulaire, une danse viscérale, délicate et absurde. En un mot : innommable. En la matière je me place dans la perspective de travail développée par des danseurs tels que Masaki Iwana, Moeno Wakamatsu ou Marianela Leon.
Comment se sont passées vos années à la HEAR ?
Mes années à l’école on été assez mouvementées ! J’ai changé de professeurs et d’options plusieurs fois en cours de route. C’était une relation passionnelle intense, avec beaucoup de conflits, d’amours, de l’exaltation et des déchirements. Ce que l’école m’a apporté de plus précieux, ce sont les gens que j’y ai rencontrés. C’est sûrement l’un de ses rôles les plus importants : croiser des trajectoires et créer des collisions. J’en retire surtout la capacité à articuler la pensée qui structure mon travail, la manière dont je regarde une oeuvre, et celle de l’exprimer verbalement. C’est très précieux, pas tant parce qu’un artiste doit savoir se vendre (c’est vrai aussi), mais surtout parce qu’il est sans cesse contraint de justifier par le verbal l’existence d’un travail qui cherche pourtant souvent à s’en affranchir : dossiers, demandes de résidence, concours, vernissages, toutes sortes de présentations… C’est une injonction contradictoire qu’il vaut mieux savoir tourner à son avantage.
Quel(s) conseil(s) donneriez-vous à un·e étudiant·e pour “l’après-école” ?
En ce qui concerne le parcours dans l’école, je ne crois pas avoir été un « élève modèle ». J’ai intégré l’école vraiment très jeune — sans doute un peu trop — et je regrette aujourd’hui de ne pas avoir su l’exploiter autant que j’aurais pu. Cependant, je peux dire que je dois presque tout à Manfred Sternjakob (ndlr: enseignant en Art, groupe pédagogique Farmteam/Storytellers). Tous les échanges que j’ai eus avec lui structurent encore largement la façon dont j’aborde mon travail aujourd’hui. Je me rappelle qu’il m’a dit une fois que dans toute une carrière d’artiste, on peut rencontrer beaucoup de personnes qui apprécieront votre travail mais ceux qui se sentiront concernés et avec qui il sera possible d’échanger en profondeur à son sujet seront très rares. C’est vraiment quelque chose que j’ai pu vérifier. Mon conseil serait d’identifier et chérir les relations avec les enseignants qui s’investissent dans votre travail et vous nourrissent en profondeur, elles sont différentes pour chacun et sont rarissimes. Quant à l’après école, il y aurait tellement à dire ! Mais si je devais résumer à une seule chose ce serait… l’endurance! Savoir endurer car tout prend du temps, beaucoup de temps. Il faut alors être très patient et endurer, les refus, les doutes, les échecs, l’indifférence, les situations financières difficiles, etc. Il faut continuer de travailler encore et encore, envers et contre tous et mettre à profit ce qu’on a d’obsessionnel.
Quels sont vos projets futurs ?
La crise sanitaire a suspendu tous les projets en cours, tant du point de vue chorégraphique que plastique. C’est le flou le plus total… J’espère que l’exposition personnelle que j’avais en cours à la galerie Mariska Hammoudi Vestiges – Vue Imprenable pourra rouvrir bientôt, et que les performances que j’avais prévues seront re-programmées. Pour l’instant mon projet principal est de savoir si je vais pouvoir enfin quitter mon atelier parisien dans les semaines qui viennent et aller voir un arbre, le ciel, une forêt !