Note d’intention de l'artiste
L’élaboration du catalogue raisonné d’un artiste permet de faire l’inventaire scientifique de son travail, œuvre par œuvre, et d’en dessiner ainsi des contours nouveaux, reposant moins sur des récits ou des thématiques, mais se construisant à partir des éléments dégagés par l’autopsie du corps de l’œuvre. Ce travail est aussi l’occasion de s’intéresser aux cas épineux des œuvres disparues, qui sont souvent des énigmes révélatrices de l’ontologie de l’œuvre d’art.
Je viens de réaliser, avec Michèle Didier[1], le catalogue raisonné de l’œuvre d’Hubert Renard [2, sous la direction du célèbre critique d’art Alain Farfall, en collaboration avec Marion Gagneure, ouvrage[3] qui fait l’inventaire de tout le travail de cet artiste actif de 1969 à 1998. Nous avons présenté le livre à la galerie avec une exposition autour de l’idée de la reconstitution d’œuvres disparues. J’ai sélectionné deux œuvres du catalogue raisonné, indiquées comme « perdue » pour l’une [4] et « détruite » pour l’autre [5], et j’ai fait réaliser par Cloé Beaugrand, restauratrice en meuble d’art, des reconstitutions de ces pièces à partir des archives d’Hubert Renard. Les deux œuvres sont ainsi revenues au monde réel, grâce à une copie (peut-être) identique à l’original. Je travaille actuellement sur une troisième reconstitution particulièrement complexe, puisque non seulement la sculpture a disparue, mais son existence même est sujet à controverses.
Les copies de voyages, les répliques, les reconstitutions sont autant d’artefacts bien présents dans les collections publiques ou privées, et qui posent la question du statut de l’objet d’art et des rapports entre documents et œuvres. Les insolubles questions d’originalité et d’authenticité trouvent ici une sorte de parangon.
Pour la Chaufferie, je voudrais étendre cette réflexion, non plus sous la forme d’œuvres disparues et reconstituées, mais en listant à l’intérieur du Catalogue raisonné les œuvres disparues, ou que l’on peut considérer comme tel. Il s’agira de faire, sous forme d’exposition, un catalogue raisonné des œuvres disparues, un sous-catalogue du catalogue existant, et de le mettre en espace.
Une œuvre d’art n’a pas toujours le parcours clair et paisible qu’on lui imagine. Bien que peu étudiée par l’histoire de l’art moderne, la disparition des œuvres est une réalité bien présente et particulièrement riche d’enseignements. L’examen attentif de ces œuvres disparues au cours du XXe siècle montre un grand nombre de disparitions, par abandon, oubli, destruction par l’artiste (volontaire ou non), actes malveillants, vols, spoliations, accidents, etc.[1] On observe aussi régulièrement des réapparitions, souvent à l’occasion d’expositions, soit par reconstitution, soit par des dispositifs documentaires, parfois avec l’aide de l’artiste, ce qui n’est pas sans soulever des questions relatives à l’écriture de l’histoire et à la nature de l’objet d’art : quel statut donner à ces objets ?[2]
Il n’est pas si facile de décider ce qu’est une œuvre disparue. Si les œuvres détruites en font indéniablement partie, qu’en est-il pour une œuvre volée : on ne sait pas qui en est actuellement le possesseur, mais on peut raisonnablement penser qu’elle se trouve bien quelque part (bien que de façon illégitime), et qu’elle n’est donc pas perdue pour tout le monde. Et que faire des œuvres éphémères, que l’artiste a volontairement créées pour un temps donné, celui de l’exposition le plus souvent, et qui sont conçues pour disparaitre ? Enfin, doit-on considérer que la disparition (destruction ou perte) du corps physique de l’œuvre (de l’objet d’art) fait de facto disparaitre l’œuvre elle-même ? Peut-on considérer que son souvenir, ses récits, sa documentation, ses copies, la font vivre au-delà même de son enveloppe matérielle ?
On voit ainsi que l’idée de faire une liste de ces œuvres posera plus de questions qu’elle ne permettra de faire un tri, une catégorie nouvelle, un sous-ensemble clair et indiscutable. Il s’agira pour moi, tout en faisant un travail aux allures scientifique et raisonné, tout en présentant rationnellement une sélection d’œuvres, de faire apparaitre toute l’ambiguïté d’un tel geste, et d’en laisser transparaitre les doutes métaphysiques comme la poésie de l’absence et du vide.
Parallèlement à ce travail qui devrait se réaliser dans la grande salle, sous la forme de reproductions agrandies des pages du livre, organisées en groupes et sous-groupes, dans un accrochage épuré, accompagné simplement d’un film, un diaporama qui égrènera la liste chronologique des œuvres disparues, à la manière d’un hommage aux victimes d’une catastrophe, mais sur un mode ironique – ce travail et sa forme sont encore à définir – la mezzanine sera le lieu d’une petite présentation documentaire de catalogues raisonnés de ma propre collection, qui présentent tous un intérêt particulier dans leur forme ou dans leur contenu.
1- mfc-michèle didier est une maison d’édition indépendante, fondée en 1987 à Bruxelles qui produit et publie des œuvres originales d’artistes contemporains. Depuis 2011, la galerie mfc-michèle didier à Paris permet de présenter les productions de la maison d’édition. Elle est également un lieu de réflexion sur cette discipline artistique particulière qu’est le livre d’artiste.
2- Hubert Renard est un artiste apparu dans les années 70 dont la carrière exemplaire recouvre les différents mouvements de l’art de son temps : minimaliste et contextuel dans les années 70, il glisse vers la sculpture monumentale en 80, s’oriente rapidement vers le design pour s’intéresser à partir de 1984 à la photographie et annoncer dans les années 90 les prémices de l’esthétique relationnelle. Son travail est connu en grande partie grâce une documentation (publiée ou non) sous forme de catalogues, cartons d’invitation, photographies d’expositions, de vernissages, articles de presse, etc., dispositif qui établit paradoxalement et met en doute la réalité de l’artiste qui porte le nom d’Hubert Renard.
3- Alain Farfall, Hubert Renard, Catalogue raisonné – 1969-1998, mfc-michèle didier, 2021.
4- La Chaise, 1990, #181.
5- Cadre de 100 x 80 cm, 1974, #043.
6- Parmi les ouvrages qui s’intéressent à la question de la disparition de l’œuvre, je conseille l’excellent La Vie et la mort des œuvres d’art, sous la direction de Christophe Lemaitre, Tombolo Presses, 2016.
7- Parmi les ouvrages qui s’intéressent à la question de la reconstitution de l’œuvre, je conseille le brillant Bis Repetita de Nathalie Leleu, La Lettre volée, 2018.