Depuis la rentrée 2020-2021 et pour une année encore, l’option Design Textile travaille sur le matériau laine. Pour aller plus loin et permettre aux étudiant·es de maîtriser tout l’écosystème – riche en Alsace –, un partenariat fort a été engagé avec le groupe Velcorex qui, au fil de l’histoire et des structures qui sont venues compléter ses savoir-faire, a intégré tous les aspects de la filière tissu : de la filature jusqu’à l’ennoblissement, en passant par le tissage.
Deux siècles. Deux siècles qui furent l’âge d’or du textile en Alsace – jusqu’en 1975, l’industrie était le premier employeur de la région – avant que la mondialisation et les délocalisations en cascade ne menacent l’existence même des savoir-faire. Cette histoire, Pierre Schmitt, patron du groupe Velcorex et fervent défenseur de la filière, la connaît bien. Depuis plusieurs années, il s’emploie à sauvegarder des entreprises textiles régulièrement mises en difficulté. Un choix de cœur mais aussi stratégique qui permet aujourd’hui au groupe de maîtriser toutes les étapes de fabrication et de distribution et, à peu près tous les tissus. Ainsi, aujourd’hui, le groupe rassemble dans une même énergie Velcorex (velours et tissus sportswear), Philéa (tissus crêpes-soieries), Tissage des Chaumes (tweeds), Emmanuel Lang (tissés teints, popeline de coton et seersucker) et Matières Françaises, marque et boutique de prêt-à-porter. « Notre groupe essaye aujourd’hui de remonter toute la filière locale, explique Pierre Schmitt. Il ne faut pas oublier notre histoire. Je suis content qu’on ait pu préserver tout ça, mais je considère aussi que pour compléter la technique, il faut adjoindre le volet créatif. Réhabiliter le made in France et le patrimoine et favoriser la proximité, c’est aussi faire appel à l’innovation et à la créativité. À l’époque, les Beaux-Arts travaillaient pour la filière textile. Pour moi, faire appel à la jeune génération, c’est une question de bon sens. »
Toute une philosophie qui marque aussi un changement profond de paradigme au cœur d’une industrie internationale qui a longtemps préféré réduire ses coûts qu’investir dans l’humain et l’innovation. Ainsi, depuis plusieurs années la HEAR, par le biais de l’option Design Textile, était en contact avec le groupe Velcorex et a pu pour une première saison 2020-2021 développer un partenariat ambitieux. Christelle Le Déan, designeuse textile et enseignante, était en première ligne : « Au fil du temps, nous avons développé des affinités et une vision commune, témoigne-t-elle. Valoriser les circuits courts et faire prendre conscience au public de la qualité de la production française. En fait, il s’agissait à la fois de réenchanter l’écosystème et de sensibiliser nos étudiants à la richesse déjà présente sur notre territoire. » En d’autres termes, proposer une vision du futur.
La laine et plus si affinités
Comme chaque année, mais cette fois pour deux ans, les étudiant·es en troisième année de Design Textile et de façon plus transversale, toute l’option se penchent sur une matière ou une technique (précédemment le wax, par exemple). La laine « matière universelle » selon Christelle Le Déan a été sélectionnée sur deux ans, pour notamment leur permettre de rencontrer les acteurs d’une filière aujourd’hui en reconstruction et de questionner à la fois « l’anthropologie, l’économie et la création ». Pour ainsi dire : aller au bout des choses, remonter le fil et le dérouler, jusqu’à sa commercialisation. En lien avec Tissage des Chaumes, l’Option est donc allée à la rencontre de filateurs (Lucien Albouy pour la laine et Les Merisiers à Linthal pour le mohair). Les étudiant·es ont appris à mouliner les fils de manière artisanale et donc, à prendre conscience des gestes et de l’attention portée à cette étape de fabrication. Résultat : au projet alors encore à l’étape de construction, de nouveaux fils ont pu être apportés pour s’entrecroiser dans les échantillons.
En complicité avec Catherine Malecki, directrice artistique de Tissage des Chaumes, le projet a donc peu à peu pris de l’ampleur. Elle raconte : « L’idée de départ était de développer des accessoires pour la boutique Matières Françaises et des tissus tweeds appelés à intégrer le catalogue de Tissage des chaumes tout en valorisant la laine française. Pour cela, nous avons donné accès aux archives de Tissage des Chaumes [qui comprend 1 500 ouvrages, ndlr] et les étudiant·es sont venues visiter l’usine pour comprendre nos contraintes de fabrication. Voir leur interprétation de nos archives a été très intéressant pour nous. »
Ninon Rousseau, Marguerite Cascaro et Joséphine Vekemans font partie du groupe de six élèves qui ont participé à la visite et développé des prototypes d’écharpes et de plaids. Pour elles, c’est clair : « Dépasser l’esthétique, réfléchir à la provenance de la fibre, prendre conscience des problématiques de conception, de fabrication et de coût, respecter l’identité des marques, c’est extrêmement professionnalisant. » Malgré la Covid et les conditions techniques difficiles, elles ont ainsi pu développer des armures (entrecroisement des fils) et des prototypes : une dizaine d’échantillons ont été retenus, certains tissages ont dû être retravaillés pour correspondre aux contraintes des machines de Tissage des Chaumes.
Le principe de réalité
Et c’est là tout l’intérêt de ce partenariat : être associé aux processus de fabrication, de production et de distribution c’est rendre l’étudiant totalement conscient, mais aussi le responsabiliser. En termes de pédagogie, on peut difficilement mieux faire. « Cela permet aux futurs designers de poser une vraie analyse critique à partir du contexte, mais aussi d’intégrer des cultures du milieu. On ne peut l’envisager que lorsqu’on va à la rencontre des acteurs, affirme avec conviction Christelle Le Déan. Cela replace aussi le designer dans son rôle : comment peut-on agir au sein de ces milieux ? Comment devient-on médiateur ? On encourage dans l’option design textile de la HEAR, la création de liens entre tous les acteurs de la filière alors que l’étau s’était refermé sur eux. Voilà un des enjeux majeurs du design contemporain. »
Mais pour autant l’esthétique et les démarches de chaque étudiante n’ont pas été oubliées. Pour Joséphine par exemple, ce partenariat a été l’occasion d’interroger le mouvement : « Comment traduire le mouvement en motif et particulièrement sur de la laine ? J’ai voulu donner un mouvement assez aérien à cet accessoire et rappeler le caractère naturel de ce matériau. » Idem pour Ninon, qui, elle, a fait le choix de focaliser sur la couleur naturelle de la laine des moutons d’Ouessant : une couleur caramel-dorée ; loin du blanc et du noir dont le grand public est coutumier. « Pour des questions de coût, j’ai dû me concentrer plus globalement sur les moutons français de couleur », mais son projet a gardé cette identité forte. Marguerite a quant à elle insisté sur la matérialité de l’objet, une manière « de redonner la sensation qu’on peut rencontrer en allant dans les pâturages et dans l’étable et de revenir à un état naturel des choses ». La preuve qu’aller à la rencontre des acteurs a fortement influencé leur démarche. « On travaille en système, résume Christelle Le Déan. On part de la matière pour arriver au produit, cette connaissance-là induit une production plus éthique et responsable, ancrée dans son territoire. »
Cet été, une partie des écharpes conçues par les étudiantes et étudiants seront tissées, qui seront commercialisées dans la boutique Matière Françaises à Colmar et des tissus imaginés par les étudiantes intégreront la collection hiver de Tissage des Chaumes. Dérouler le fil, jusqu’au bout.
Cécile Becker • Publié le 12 juillet 2021